Entretien, par Cécile Guieux

Une saison avec Mathieu Salomon (MS).

MS est dans son atelier. Rez-de-chaussée parisien, une ancienne vaste loge de concierge dans le IXème arrondissement, où s’entassent par terre des amas bizarroïdes de films plastiques transparents maculés de couleurs.

L’élément technique fondamental de votre travail est très singulier et rien qu’à vous. Quelle en est la genèse ?

A Hong Kong où j’ai vécu quelques années, il y a des restaurants où les nappes sont en plastique très fin, jetables, ce qui permet de recracher les os sur la table, la nappe enrobe les détritus et le tout va directement à la poubelle quand on débarrasse. Un jour, j’avais renversé de l’eau et je jouais avec – j’aime jouer et j’aime l’eau – et, comme la peinture acrylique est à l’eau, cela m’a donné l’idée d’essayer d’utiliser le plastique. C’était en 2005. Au début je peignais « normalement », verticalement, au pinceau, et j’appliquais le plastique pour écraser et étaler la peinture. Puis, de fil en aiguille, j’ai utilisé le plastique directement.

C’est-à-dire ?

J’ai peint directement au pinceau sur le plastique pour l’appliquer ensuite sur la toile.

On voit effectivement une dizaine de pinceaux dans l’atelier, mais pas plus, des pinceaux plats qui peuvent être bien chargés d’eau.

Cela me suffit. Je travaille à l’horizontale, comme tous ceux qui travaillent dans les jus – je pense à Jackson Pollock ou à Helen Frankenthaler.

MS accroche un grand film plastique sur le vaste miroir trumeau de l’atelier et s’explique :

Là, j’ai besoin de voir. Les effets de lumière jouent avec le miroir : le plastique prend la lumière. Oui, mais il se déchire aussi extrêmement facilement ! Et, une fois percé, perdu. Mais je le connais bien, suffisamment pour que ça ne m’arrive quasiment jamais ! Et aujourd’hui il ne me faut qu’une minute au lieu de dix dans les débuts pour le déplacer et l’appliquer.

Pour la série des Intériorités, cela semble être encore autre chose…

Oui, là il s’agit de tracés au doigt sur le plastique. D’un seul trait. Plus de medium : on est en plein dans le geste sans intermédiaire, et c’est un travail sur le corps, la détente. Il y a une espèce de gymnastique dans le geste.
Pas le choix d’être lent ou hésitant, sinon ça se voit sur le tableau, et c’est cette tension qui est intéressante.

Quel est l’intérêt de cette technique au plastique pour vous ?

D’abord celui de l’exploration, car il y a plusieurs manières d’utiliser le plastique. C’est un vrai capital de moyens techniques à expérimenter. D’aucuns m’ont dit : « Laisse le plastique » ! Mais tant que ça me réserve des surprises…
Quand on peint sur toile, le tissu absorbe, et on voit directement le rendu final. Sur le plastique, pas d’absorption. La matière reste fraîche plus longtemps, ce qui permet de mélanger les couleurs. Le défi technique, c’est qu’on ne voit pas toujours le rendu qui est de l’autre côté, si je peins plusieurs couches, je ne vois plus ce qui viendra au premier plan. On travaille en quelque sorte en inversé. Par ailleurs, une constatation s’est imposée à moi, alors que ce n’était pas une intention initiale : le processus a fait que dans ma peinture, j’ai de facto fait disparaître le trait de pinceau pour aboutir à une toile finale presque parfaitement lisse.

Vous parlez de surprises dans l’acte de l’artiste. Je vous ai questionné sur votre démarche tout à l’heure, et vous m’avez fermement reprise…

Je n’aime pas trop ce mot, je lui préfère l’idée de processus. Bien sûr, avant chaque tableau, il y a une envie, une intention de départ. Mais elle va être détournée par la réalité de ce qui se passe. Moi, c’est ça qui m’amuse. Je prépare bien mon truc, mais quand je fais, il se présente autre chose, d’autres possibilités. Une manière d’être artiste, c’est être capable de se détourner de l’intention initiale, de risquer. Avoir envie de voir comment ça va faire. En général, ça rapporte.

Si je comprends bien, cependant, cette technique vous permet des repentirs, des corrections dans l’œuvre en train de se faire.

Oui, car tant que la peinture transférée sur la toile n’est pas complètement sèche, je peux intervenir de plusieurs manières. Mais quand la peinture est sèche, c’est terminé, collé.

MS ramasse un plastique et me montre. Il est tout en boule,

Avec la peinture sur les films plastiques c’est différent. Les films, secs, je peux les remouiller au vaporisateur. Je peux aussi gratter pour enlever de la peinture sèche quand c’est épais. Si je rajoute du blanc et que j’attends un peu, je vais pouvoir enlever des lambeaux. Je peux aussi appliquer le film sur la toile et le retirer avant que ce ne soit complètement sec, et alors le transfert va être partiel. Bien sûr, quand c’est sec, je superpose des transferts autant de fois que je veux. Il y en a parfois jusqu’à une vingtaine. Mais il ne faut pas oublier de « décoller » le film plastique avant de ré-intervenir ! Au début, j’utilisais des films couverts de couches de peintures épaisses, opaques. Aujourd’hui je travaille des jus plus ou moins transparents en fin de processus , un peu comme pour la technique du glacis en peinture.
Tout cela, ce n’est pas comme avec la peinture acrylique classique au pinceau où on peut recouvrir presque immédiatement, car ici on doit tenir compte du temps de séchage. En gros, il faut 24 heures de séchage pour un transfert complet. Alors l’évolution du tableau se fait jour après jour, au rythme de la contrainte technique. C’est par la technique qu’il y a un rythme obligé de la création.

Vous jouez encore avec une contrainte dans la série des Copies

Là cela peut être une contrainte de composition. Et comme toutes les contraintes, elle force à essayer, à risquer. C’est une bonne base de travail. C’est aussi dans la tradition de l’histoire de la peinture : des copies de Ingres, il y en a eu beaucoup, de même que lui a beaucoup copié, notamment Raphaël. Quand je vais dans une exposition et que je vois un tableau qui me plait, je le dessine. Ensuite…

Votre procédé étant si déterminé et élaboré avec le temps dans sa prise de risque, peut-on pour autant parler d’unité dans votre travail ?

Sans doute non : pas sur tous les plans ! Avec mes trois séries de cette saison, ce n’est pas le cas. Pourtant tout ça c’est moi. Cela m’a toujours à la fois fasciné et interrogé le fait qu’un peintre fasse des tableaux « similaires », reconnaissables comme étant de lui.

Rire.

L’unité, c’est moi ! Et moi aussi, je suis fragmenté et j’ai des humeurs. J’exerce ma liberté. D’ailleurs nombre d’artistes aujourd’hui circulent entre figuratif et abstraction.

Vous parlez d’abstraction. Cette saison, c’est surtout avec la série Dans la continuité… Vous y êtes attaché ?

L’abstraction permet – ou plutôt doit permettre à chacun de se projeter dans une œuvre et que ce soit riche. J’aime l’idée qu’un tableau stimule la pensée, la fait virevolter. C’est au gré de chacun, dans la construction narrative qu’il élabore, et il y a des histoires possibles qui ne sont pas écrites à l’avance. Addition de ce qui vient du tableau et de ce qui vient de son spectateur. Un ami peintre à Hong Kong m’a dit un jour : « Ce que tu veux, c’est peindre le tableau que tu voudrais accrocher dans ton salon » ! Oui, ce que je souhaite, c’est que mon tableau ne soit pas figé, que ses lectures soient changeantes, même pour moi : découvrir à chaque fois, enrichir l’histoire, retisser du sens.

On note une certaine prédominance de teintes rouille dans vos dernières productions.

J’ai pas mal travaillé la couleur cette saison et j’ai toujours été intéressé par la rouille. D’ailleurs des sculpteurs font rouiller leurs œuvres. A la fin des années 90 j’ai beaucoup travaillé sur du plâtre dans lequel j’incluais des fils de fer qui rouillaient et créaient la couleur naturelle. J’ai aussi fait rouiller du métal dans de la toile – à Hong Kong, c’était une exploitation du climat humide ! – pour avoir de la vraie rouille sur la toile. La rouille, c’est la chaleur et l’usure du temps. J’aime la référence au passage du temps. La rouille, cela va aussi avec tout ce qui est décrépitude, fissure, craquelure. Ou plutôt l’écaillage, le fait que ça ait l’air écaillé. C’est la beauté de ce qui a vécu : ça bouge, ça vit.

Comment vous envisagez-vous en tant que peintre, MS ?

Je conçois mon métier comme une prise de risque et un exercice de ma liberté. Et je suis toujours un peu clown.

Propos recueillis par Cécile Guieux
Paris, juillet 2018.